mercredi 19 juillet 2017

Aix-en-Provence : "Passion de l'Art. La galerie Jeanne Bucher Jaeger depuis 1925" au Musée Granet et le site Mémorial du Camp des Milles.


Au Musée Granet, l’exposition Passion de l'Art. La galerie Jeanne Bucher Jaeger depuis 1925 évoque très intelligemment neuf décennies d’une galerie autour des artistes qui l’ont faites, en lien avec sa créatrice Jeanne Bucher et ses successeurs Jean-François et Véronique Jaeger. Passion de l'art (site du Musée Granet)

Nicolas de Staël, Paysage de Sicile, 1954 (@galerie Jeanne Bucher Jaeger)
Le parcours est organisé chronologiquement en trois parties, soulignant les partis pris le plus souvent audacieux des trois galeristes, mais aussi leurs liens (le rôle de l’Asie depuis Jean-François Jaeger par exemple). 

De belles reproductions de photographies issus du fonds d’archives de la galerie éclairent les liens entre les galeristes et les artistes, ainsi que les lieux d’exposition passés.
Photo Bonney @galerie Jeanne Bucher Jaeger
Maria Vieira da Silva, Jean-François Jaeger et Mark Tobey (@Galerie Jeanne Bucher). 
De magnifiques oeuvres profitent de la clarté des salles du Musée Granet : Jean Lurçat (une toile et une tapisserie liées aux premières années de la galerie), Kandinsky, Klee, mais aussi Robert Motherwell ou Mark Tobey, puis Nicolas De Staël, Maria Elena Vieira da Silva, Árpád Szenes, Fermin Aguayo, Jean Dubuffet, Gérard Fromanger, Roger Bissière mais aussi les Chinois Chen et Yang Jiechang, Fabienne Verdier ou Paul Wallach, ainsi que des incroyables sculptures d’art premier. 

Gérard Fromanger, Florence, Rue d'Orchampt, 1975 (@Galerie Jeanne Bucher)
L'an dernier la peinture américaine (Pop art) avaient évidemment eu un succès tel qu’il y avait la queue devant le musée et que nous avions laissé tomber pour attraper notre train.

Cette fois-ci, la galerie est agréable à parcourir, même s’il y a des visiteurs. 

Le lendemain, à notre hôtel, la réception explique qu’il y a dans la collection un Picasso dans cette exposition qui, de fait, vaut le coup (je ne pense pas qu’il l’ait vue). Ils enchaînent en évoquant les Sisley exposés eux à l’hôtel Caumont, que je n’ai pas eu le temps de voir. Je pense que Sisley aura la préférence…

Je ne regrette pas mon choix. J’ai fait de belles découvertes notamment celle d’Árpád Szenes, le conjoint de Vieira da Silva qui s’est effacé pour promouvoir sa carrière, ou celle de Fermin Aguayo, qui bénéficie actuellement d’une exposition dans l’espace de la galerie rue de Seine (à Paris). 
Fermin Aguayo, Infante Margarita en rose, 1960-1961. (@Galerie Jeanne Bucher Jaeger).

Jeannine Bucher avait fait de sa galerie un lieu de résistance pendant la guerre (faux-papiers…) et elle a aussi courageusement exposé des peintres « dégénérés » comme Kandinsky. 
Après la guerre, alors que la fresque de ? a disparu au nom « de l’art français », elle fait éditer une série de lithographie fondées sur cette oeuvre. 
Elle a également aidé des peintres enfermés au camp des Milles dont Max Ernst évidemment. 

Cela me fait une transition évidente avec l’émouvante et impressionnante visite de l’après-midi au Camp des Milles, situé dans la périphérie d’Aix-en-Provence.  

Le camp est ouvert en 1939 pour enfermer les « ennemis » de la France (essentiellement des Allemands et des Autrichiens antifascistes, mais aussi des légionnaires, qui, contrairement à 14-18 où ils avaient combattu du côté français, sont enfermés). 

Avec la défaite en 1940, Vichy va y regrouper tous les opposants à l’Allemagne nazie et au régime de Vichy (les antifascistes de toutes nationalités, les communistes en particulier). Du fait de sa proximité de Marseille (et des délégations qui délivrent des visas pour l’Amérique), c’est un camp où certains prisonniers tentent d’arriver). Varlam Fry y a d’ailleurs été emprisonné. 

Une nouvelle phase s’ouvre avec les décrets de Laval sur la déportation des juifs. Les Milles deviennent un camp de transit d’où 2000 juifs ont été déportés (via Drancy) vers Auschwitz. 

Le camp est fermé fin 1942, après l’occupation de la zone libre. Il est réquisitionné par les Allemands qui en font un dépôt de munitions (des balles ont été retrouvées pendant les travaux). 
Au total, plus de 10.000 personnes ont transité par le camp entre 1939 et 1942.

C’est en France, le seul lieu de mémoire quasiment intact, même s’il a fallu trente années pour que le mémorial s’ouvre. 

Mais en plus de l’histoire du lieu et de celle de la mémoire des camps et de la déportation, le Camp des Milles est aussi et surtout un lieu où le projet est d’agir pour lutter aujourd’hui contre le racisme et l’antisémitisme. 

Aussi, ce sont les mécanismes qui amènent au racisme, à l’antisémitisme et au génocide (celui-ci borne la réflexion des chercheurs du Musée; la Shoah, mais aussi le génocide arménien, ou celui du Rwanda sont abordés) qui ont été étudiés et qui sont expliqués dans le dernier parcours. Celui-ci propose aussi de mettre en valeur les processus et les actes de résistance. 

Le Musée s’adresse ainsi à toutes sortes de populations. Des formations sont proposées aux policiers, aux gendarmes de la région. Ils ont également accueilli des jeunes radicalisés en lien avec la PJJ. Bien entendu, ce sont les scolaires qui forment la majorité des 80.000 visiteurs, en particulier dans les quartiers difficiles (à Marseille évidemment, mais pas seulement), ou dans des régions où le FN est fortement installé (Hénin-Beaumont). 
Si au départ il s’agissait surtout de profs d’histoire qui amenaient leurs élèves, aujourd’hui des profs de philosophie, d’arts ou même d’EPS (des sportifs ont été enfermés dans le camp) ont tiré partie du lieu. 

Je pense à la phrase du réalisateur égyptien Tariq Saleh né à Stockholm et auteur du très bon polar Le Caire, confidentiel vu à Paris avant de partir : « Tous les extrémisme, de Daech à Le Pen, nous invitent à monter dans la machine à remonter le temps, mais c’est une illusion ».
Aux Milles, il s’agit de remonter le temps, pour comprendre comment on peut, pour aujourd’hui et pour demain, éviter que le pire ne renaisse, en luttant contre les crispations identitaires. 

Le lieu a en grande partie été préservé (la fabrique de tuiles datant du XIXe siècle a repris après la guerre - les industriels qui avaient arrêté les activités du fait de la crise, ayant même demandé des réparations pour dommages de guerre !). 

Dans le réfectoire des gardiens, les fresques portent à de multiples interprétations. Elles fêtent la nourriture, dans un lieu où l’on a crevé de faim, avec des multiples symboles. Plusieurs artistes les ont produites, mais on ne les authentifie pas toutes avec certitude. 
On retrouve le symbole de la brique qui sert de coussin au dormeur. Par ailleurs, il y a eu à un moment des nains dans le camp. Les spécialistes se demandent s'ils ne figurent pas ici métaphoriquement us forme de légumes. Par ailleurs est-ce que le lutin sur son escargot est une allusion aux lenteurs de la bureaucratie française, ou un symbole lié à l'univers du conte. 
Cette fresque empruntée à la Cêne figure-t-elle la solidarité entre les peuples de la terre en les faisant festoyer ensemble. Il manque derrière eux un homme bien vêtu devant une table où les plats sont vides - est-ce un symbole du juif qui n'est pas invité à la table commune. Dans tous les cas, elle permet avec les plus jeunes un vrai travail sur les stéréotypes. 
Durant la première période, les prisonniers sont vêtus de ces vêtements bleus que l'on retrouve dans cette fresque qui est attribué à Gustav Ehrlich dit Gus ou à un autre peintre allemand. 

Une thèse existe sur les oeuvres peintes dans le camp (en allemand), mais il reste encore beaucoup de choses à découvrir. 

Du fait des artistes enfermés, les Milles ont en effet aussi été un lieu de résistance culturelle et artistique (les peintures du réfectoire en sont un exemple) avec en particulier la reconstitution du cabaret de Berlin Die Katacombe, fermé par les Nazis en 1935, et un « espace théâtral » (le seul disposant d’un peu de lumière et d’espace) où l’on sait que des pièces et des concerts ont été joués. 

En dehors du lieu, le Camp des Milles possède peu d’archives qui ont été éparpillées (les archives documentaires sont plutôt collectées par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah). Mais bien sûr, quand quelqu’un appelle en disant, j’ai vécu l’expérience du camp des Milles, on le fait venir pour témoigner. Beaucoup d’archives se trouvent aux Etats-Unis, comme ces partitions de musique créées pendant les périodes de fonctionnement du camp (1939-1942). 

Le Festival d’Aix s’associe au lieu, mais, il n’est pas évident de trouver des musiciens qui veulent jouer ces oeuvres émanant d’artistes passés par le Camp. Après avoir été qualifié de « dégénérés » une partie a disparu dans la déportation et pour la plupart ils ne sont donc pas très connus en France. 

Dans plusieurs bâtiments annexes, on commence à mettre à jour d’autres oeuvres. On fait actuellement des recherches sur un peintre dont on sait qu’il a tenu une librairie. Mais pour des raisons politiques évidentes, la Fondation du Camp des Milles (liée à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah) s’autofinance à 60%.. Elle n’a donc pas encore pu réaliser les panneaux explicatifs extérieurs, sur le parcours qui est gratuit (exposition temporaire et salle de réfectoire). 
Une fresque mise à jour récemment dans un des bâtiments annexes. 
Le parcours muséal en 3 temps (l’histoire, la mémoire et la réflexion) s’ouvre et se ferme sur deux petits films documentaires. Dans les parties historique et réflexive, le musée alterne les éléments de contextualisation (les grandes dates de la montée de tensions, l’histoire des camps en France, celle de la Shoah ou du génocide au Rwanda, qu’est-ce que le racisme, qu’est-ce que l’humanisme, Comment aboutit-on au génocide en 3 étapes analysées par les chercheurs) et des éléments centrés sur des individus en particulier (des plus connus comme Max Ernst ou Lion Feuchtwanger qui a écrit une histoire du premier camp de 39-40, aux plus anonymes). 

Même si j’ai beaucoup lu sur les camps et les lieux concentrationnaires, c’est la première fois que j’en visite un. J’essaye de me souvenir si c’est à Sciences po pendant mes études que les noms de Gurs, Rivesaltes et des Milles ont résonné pour la première fois. Je pense que oui. Cela coïncide avec la parution des premiers travaux sur les « camps français » à la fin des années 1980.

Le lieu le plus impressionnant et émouvant est le lieu de mémoire où l’on parcourt d’immenses espaces aujourd’hui vides, pour une partie clos et sans fenêtre, qui sont remplis de poussière de calcaire ocre. Ce sont les dortoirs où plusieurs milliers de prisonniers vivaient et dormaient à même le sol sur des paillasses. On imagine parfaitement le froid et le manque de clarté du sous-sol (il y fait frais en plein mois de juillet, mais on respire mal) et plus on monte dans les étages (où dormaient les femmes et les enfants - l’étage sous les combles a été détruit après la guerre), plus on étouffe (il fait 32° dehors). 
C'est ici l''un des deux étages des femmes et des enfants dont certains se sont servis des tuyaux au centre pour éviter le triage. L'atmosphère devait être encore plus étouffante l'été qu'aujourd'hui car un étage supplémentaire existait sous les combles. 
Les 4 latrines permettent aussi aisément de se représenter les problèmes d’hygiène et de promiscuité.

Pas de fenêtres extérieures sur la façade principale du bâtiment. Elles donnent sur la voie de chemin de fer d’où arrivaient et partaient les déportés (un wagon témoin est exposé à l’extérieur du bâtiment et un véritable wagon de déportés est parqué sur la voie). C’est là aussi que durant les quelques jours d’août 1942 où 2000 juifs ont été déportés, que des femmes se sont jetées par les fenêtres avec leurs enfants. 


Nous revenons à pied sous le soleil en coupant la voie de chemin de fer et en longeant l’ancienne gare des Milles. Des hommes jouent à la pétanque sur la terre ocre.